«Marie entend avec déplaisir les bavards oiseux qui prêchent et écrivent beaucoup sur son mérite, ce par quoi ils veulent démontrer leur grande habileté personnelle, sans voir comment ils étouffent le Magnificat […]. » 1 Citation de Luther un brin provocatrice, où Marie protest… erait par cette hyperbole: «étouffer le Magnificat», soit le message évangélique sur Marie, par des paroles (dogmes) et des actes (dévotion, piété mariales) surnuméraires. Mise au point.
Par Thierry Schelling
Photos : Jean-Claude Gadmer, DR
Tordons le cou une fois pour toutes à un préjugé catholique : oui, les protestants aiment Marie et la considèrent comme un personnage biblique central ! Aurait-on oublié que nous confessons le même Credo où il est question de…. Marie ? « Dans la tradition réformée, Marie est une figure emblématique de l’histoire du Salut, souvent symbole d’humilité, de fragilité, de dévouement, femme du peuple, simple, sans prétention, choisie par Dieu pour porter le plus beau cadeau pour le monde, téméraire et qui ne faiblit pas, alors que d’autres se seraient écroulés face à cette nouvelle », explique Carole Perez, pasteure à Delémont.
« Pour moi, confie Laurence Reymond, pasteure en EMS dans l’Ouest lausannois, c’est comme femme, mère et croyante que Marie m’interpelle car elle nous rejoint dans les grandes étapes de notre vie et dans notre quotidien. » Et Carole Perez de renchérir : « Elle me donne de la joie, l’envie de rechercher et poursuivre ma quête de foi, de l’audace et de la persévérance. Marie devient pour moi une sœur dans la foi. » Quant à nos aînées, étant donné l’écart sociétal avec aujourd’hui, elles souffrent souvent du décalage générationnel : « Quel modèle pour accompagner des femmes qui ont traversé ces rapports compliqués mère-enfant ? », confie Laurence Reymond. Idem pour la problématique de la transmission : « Marie et Joseph ont respecté les us et coutumes de leur foi, laissant à leur fils le soin de se les approprier. Mais alors, comment accepter la prise de distance de leur famille face à la religion ? Marie est une source d’inspiration et un exemple à plus d’un titre. »
1 M. Luther, Le Magnificat, Spiritualité, Nouvelle Cité, 1997, p. 85.
Littérature mariale
Depuis l’avènement de l’ère œcuménique, on peut dire que chacune des traditions chrétiennes, ayant accentué plutôt un aspect au détriment d’autres, a réalisé qu’elle souffrait d’un manque, par exemple de « mariophilie » 2 dans la Réforme, ou de faiblesse des connaissances mariologiques dans le catholicisme 3, et s’est donc intéressée à l’opinion de l’autre, voire plus si affinité 4. Ainsi, il existe une littérature mariale remarquable produite par des protestants, qui nourrit tant l’âme que l’esprit chrétiens : on pense à Marion Muller-Colard 5, Sophie Mermod-Gilléron 6, Martin Hoegger. 7
Certes, l’échange des apports ne saurait effacer la différence fondamentale entre nos deux Eglises : « Pour nous, Marie n’entre pas dans l’univers de la divinité ; son expérience extraordinaire d’enfanter Jésus par l’action de l’Esprit Saint, réelle ou symbolique, ne la place pas dans une sphère ontologique supérieure aux autres humains », explique Gilles Bourquin, théologien et corédacteur en chef du journal romand Réformés. « Sa sainteté lui vient de sa foi et de son comportement exemplaire, mais pas de mérites surnaturels ou précédant son existence terrestre. » En résumé, « Marie est martyr indirect du supplice de son fils, qui subit en plein cœur la tragédie de l’Evangile », conclut-il.
Rien de doucereux, donc. « Pour moi, Marie est celle qui proclame le Magnificat annonçant le renversement des catégories des puissants et des petits, des riches et des pauvres », explique Elisabeth Parmentier, professeure de théologie protestante à l’Université de Genève. Le commentaire du Magnificat par Luther demeure pour cette luthérienne, un point de référence : « Luther n’enlève rien du respect dû à la mère du Christ et ne discute pas sa virginité. La transformation théologique est ailleurs : il relit la conception de “ l’humilité ” : alors qu’on y voit une vertu et que Marie est souvent exaltée comme grande vertueuse, Luther montre que le terme « humilitas » signifie la petitesse ; Dieu regarde Marie précisément parce qu’elle ne fait pas partie des gens considérés ou importants. » Et de conclure : « C’est là que se dissocie la théologie qui insiste sur la grâce de celle qui insiste sur les mérites ou les vertus ! » Comme le résume le modérateur de la Compagnie des pasteurs et diacres de Genève, Blaise Menu, « Marie est notre sœur dans la foi, figure éminente et contrastée qu’on se gardera d’éloigner de sa belle humanité, préférant les fragilités de l’incarnation aux ambiguïtés que porte une exemplarité magnifiée. » 8
2 Néologisme pour dire « affection à Marie »…
3 L’Eglise de Rome a tout un bagage des encycliques de Léon XIII (Supremi Apostolatus, 1883) à Jean-Paul II (Redemptoris Mater, 1987), sans omettre le chapitre 8 de Lumen Gentium (Concile Vatican II) – mais les dévots à Marie le connaissent-ils ?
4 On pense au Groupe des Dombes et à « Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints », 1999.
5 Cf. Marion Muller-Colard, « L’intranquillité heureuse », dans : La Croix, 18.09.2016 (vu sur le site Internet du journal le 10 novembre 2017).
6 Dans le cadre des camps bibliques œcuméniques de Vaumarcus, l’actuelle pasteure d’Yverdon a coproduit un remarquable dossier sur Marie en 2010.
7 « Les Perles du Cœur, le Rosaire autrement pour catholiques et protestants », Saint-Augustin, 2017.
8 B. Menu, Lettre aux collègues genevois du 27 octobre 2017.
Le visage de l’Eglise
« L’objectif du personnage de Marie, c’est la Parole de Dieu, résume Francine Guyaz, diacre d’Ecublens-Saint-Sulpice. Elle incarne le visage de l’Eglise, elle est l’Eglise en ce qu’elle porte le Christ, le Saint ; elle est la Pentecôte. Et je rends grâce à Dieu pour Marie, cette mère batailleuse. » Et Vincent Guyaz, pasteur et ministre de coordination de la région Les Chamberonnes, de relater une anecdote : « A Lourdes, certes, le passage à la grotte, le toucher de la pierre sont idolâtres pour moi, détestables… mais c’est Marie qui déclenche des “choses évangéliques” : le bénévolat auprès des malades, des handicapés, des souffrants, la fraternité, la profondeur des liens qui se tissent, ce sont d’authentiques expériences de la foi ! »
Protestants et catholiques n’ont nullement besoin de chercher le plus petit dénominateur commun, mais au contraire d’écouter le regard de l’autre, son explication, son vécu. Et (au moins) de le méditer. Une attitude très… mariale, dans le fond : « Marie gardait tout cela dans son cœur ! » (Lc 2, 19)
D’une prière à l’autre
Luther faisait dire à Marie : « Je suis l’atelier dans lequel Dieu travaille, mais je n’ai rien à ajouter à l’ouvrage. C’est pourquoi personne ne doit louer ou honorer en moi la mère de Dieu, mais louer en moi Dieu en son œuvre. » A sa suite, c’est le Magnificat qui est un peu la prière mariale protestante ; au contraire, le « Je vous salue Marie », rédigé à partir de bribes évangéliques au cours de près de quinze siècles – au dire de Paul-Marie Guillaume, ancien évêque de Dié 9 –, concentre, lui, plutôt la piété catholique romaine. Prières croisées…
9 Lu sur www.revue-kephas.org/02/2/Guillaume127-133.html (2 novembre 2017).
Précisions
Une lectrice attentive nous signale deux imprécisions dans notre dossier de décembre sur la lumière. Dans le paragraphe mesure du temps, la vitesse de la lumière est de 300 000 km/s et non de 360 000. Et s’agissant de la photosynthèse par laquelle « une plante vivante transforme la lumière reçue en sucre », c’est en dégageant de l’oxygène (O2) et non du CO2. (Réd.)